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Ethnographie du bureau – Voyage du pupitre du copiste au télétravail – Note de lecture

Après cette rentrée complexe, place à la réflexion et à la prise de recul : nous avons le plaisir de vous partager la note de lecture de François GRANIER sur l’ouvrage de Pascal Dibie : “Ethnographie du bureau” (Paris, Editions Métaillé, 312 pages – 21,50 €)

Dans notre imaginaire, les ethnologues sont dédiés à l’observation et à l’analyse de peuples lointains souvent perçus comme en danger sous les coups de nos sociétés post-industrielles. Il existe pourtant des exceptions. Ainsi Pascal Dibie a produit à vingt-cinq ans de distance deux ouvrages : Le village retrouvé, ethnologie de l’intérieur (1979) et Le village métamorphosé, révolution dans la France profonde (2006). Il y analyse les transformations vécues par les habitants de Chichery, un modeste village de l’Yonne, espace emblématique des ruptures technologiques et sociales qui marquent l’espace rural français.

Ethnographie du bureau, brève histoire d’une humanité assise s’inscrit dans la suite de deux autres opus dédiés à des espaces domestiques : Ethnologie de la chambre à coucher (1987) et Ethnologie de la porte (2012). Que nous évoquions la pièce ou le meuble le bureau, ceux-ci s’avèrent être des marqueurs sociaux mais révèlent aussi des traits de notre intimité que le récent développement du télétravail a souligné. Ce n’est pas un hasard si l’auteur dédie son livre à ses parents : « A mon père, qui chaque jour de sa vie se rendit au bureau ; à ma mère qui n’y alla jamais »

Pascal Dibie nous engage dans cette histoire, sinon depuis l’âge des cavernes, du moins de celle de l’Egypte des Pharaons. Le scribe, fonctionnaire impérial chargé notamment de l’enregistrement du cadastre après chaque crue du Nil, possède déjà nombre des attributs du bureaucrate contemporain : assis, jambes croisées, tablette sur les genoux, calame et grattoir à portée de main, godets contenant deux encres : noire et rouge, il veille à la diffusion et à la conservation des décisions impériales. Le bureau, dont l’étymologie semble être liée aux tables recouvertes d’un tissu grossier, la bure, était dédiée au comptage discret des pièces de monnaie des marchands Il s’imposera parallèlement dans les monastères. Là, des moines copistes couvrent les précieux parchemins de textes calligraphiés et enluminés. La complexification de nos sociétés et la centralisation du pouvoir conduit dès la fin du XVII ième siècle à l’identification d’une pièce expressément dédiée aux travaux de bureau. Là, le roi est en contact direct avec ses ministres, ambassadeurs et grands argentiers. Des processus de rationalisation s’engagent ; ils conduisent à l’implantation de tiroirs, de casiers, d’étagères, de coffres,… ainsi qu’au développement des métiers de relieur et d’archiviste. La multiplication des échanges et celle des actes publics impliquent que les supports soient pérennes et placés en lieux sûrs : il en va de leur légitimité dans le temps.

Les révolutionnaires français vont favoriser l’essor des bureaucraties, gage à leurs yeux de la fin de l’arbitraire monarchique incarné par les sinistres « lettres de cachet ». Néanmoins, les personnels des institutions publiques font l’objet de vives critiques car ils sont perçus comme faisant trop souvent obstacle à la transparence des décisions des gouvernants. Pascal Dibie ne manque pas de dresser un parallèle entre les ambitions égalitaires de la Révolution française et celle du léninisme puis de leurs terribles dérives totalitaires. De même, les persécutions des populations juives et rom durant la période de l’Etat français n’ont été rendues possible que par la création d’une bureaucratie dédiée : le commissariat général aux questions juives qui rassembla jusqu’à 1.200 employés.

Le XIX ième sicle voit l’émergence du pluriel : les bureaux sont alors un espace social où sont réunis plusieurs employés sous le regard vigilant de leurs responsables. Des horaires s’imposent et des normes de production sont édictées pour traquer les flâneurs. Ouvriers et paysans les perçoivent comme des privilégiés : ils ne travaillent que six à sept heures par jour, sont à l’abri des intempéries et bénéficient en outre de caisses de retraite. La littérature ne se prive pas de caricaturer ce monde des « assis ». Courteline les caricature en « Messieurs les Ronds de cuir » et Zola n’est pas le moins féroce, les nommant des : « chieurs d’encre ».

La diffusion massive des machines à écrire de la fin du XIX ième siècle et du début du XX ième va révolutionner les bureaux. Auprès des dirigeants, les « expéditionnaires », hommes en charge de transcrire leurs décisions de ceux-ci, vont être remplacées par « des jeunes filles en bas de soie » (Gardey, 2001). A l’instar du monde industriel, celui des services connaît à compter des années 30’ une hyper rationalisation : immeubles de grande hauteur exclusivement dédiés aux tâches administratives, mécanisation continue des tâches répétitives, meubles ergonomiques, espaces de restauration intégrés… précèdent la climatisation des locaux puis l’implantation de lieux de détente. Tout doit être orienté vers un maximum d’efficacité.

Mais ce serait être injuste que de considérer que Pascal Dibie ne nous livre qu’une histoire du bureau. Il nous conduit à une réflexion sur notre lien avec cet objet et cet espace. Il souligne combien dès notre plus jeune âge nous sommes littéralement dressés à être assis. Petit enfant nous découvrons que notre autonomie alimentaire est conditionnée par les injonctions de nos parents à notre docilité : se tenir assis avec le dos droit mais aussi placer ces mains sur la tablette disposée devant, maîtriser notre usage de la cuillère… Après ce premier apprentissage, surviendront de longues années sur les pupitres standardisés de l’école et du lycée avant de découvrir les bancs inconfortables des amphithéâtres universitaires. Le bureau s’avère donc être un objet paradoxal. Il conditionne d’une part notre accès au savoir mais d’autre part il nous impose une posture qui génère à la longue l’un des maux du siècle : le mal au dos.

Avoir un bureau à soi ou devoir le partager, avoir la possibilité de fermer sa porte ou de devoir subir les allers et venues de collègues et de clients, être placé près des dirigeants ou être relégué dans une annexe anonyme, est assurément un marqueur social majeur. Pascal Dibie évoque les longs et significatifs débats générés dans les grandes institutions par la mise en place d’open-space. Il souligne combien cette restructuration des espaces de travail a modifié l’engagement des salariés, les modes de contrôle de leurs activités par la hiérarchie de proximité mais a aussi contribué à l’érosion des liens sociaux. Charlot a quitté l’usine pour un vaste hall aseptisé structuré en postes de travail uniformisés. La rationalisation des budgets consacrés à l’immobilier engagée dès les années 2000 génère une nouvelle rupture. Certains cadres désignés comme « nomades » perdent l’usage d’un bureau dédié pour devoir occuper un poste de travail disponible lors qu’ils sont « au siège ». L’adoption du « flex-office » s’étend et participe au clivage de nombre de communautés de travail.

Le très soudain confinement instauré en mars 2020 marque, pour l’auteur, une rupture brutale. Le télétravail identifié jusqu’alors comme un privilège devient une obligation. qui rompt une dichotomie centenaire : « bureau-espace social » / « domicile-espace intime ». Il sera vécu de manière très différenciée selon les statuts socioprofessionnels, le genre, l’âge et les schémas familiaux. Les tâches télé-travaillées s’effectuent très majoritairement assis, plus ou moins confortablement. Cependant, lors de visioconférences, nous découvrirons subrepticement que certains salariés vont parfois, sans y prendre garde, être vus sur leur canapé dans la posture du scribe égyptien avec leur tablette digitale sur les genoux.

Le dressage de l’Homo sapiens afin qu’il demeure assis constitue-t-il une entrave à la créativité ? Nous partageons l’hypothèse que nombre de déambulations et d’échanges a priori non finalisés et perçus de prime abord comme des temps perdus, sont favorables à ces pas de côté prémisses à des innovations.

Fort d’un savoir encyclopédique dont de judicieuses références à la littérature, au cinéma et à la chanson mais aussi sachant manier l’humour, Pascal Dibie explore non des contrées lointaines mais nos sociétés dans leurs banalités. Son regard d’ethnologue s’avère d’autant plus précis que nous sommes engagés dans une rupture socio-organisationnelle majeure stimulée par la transformation digitale de nombre de nos activités et par le souhait d’équilibres plus harmonieux dans nos temps sociaux.

François GRANIER

Rappelons que François GRANIER, sociologue, chercheur associé au CNRS – LISE (Laboratoire Interdisciplinaire de Sociologie Economique), accompagne depuis une dizaine d’années la FFMAS dans sa démarche prospective, et a réalisé à cet effet plusieurs études sous l’égide de notre observatoire.